mercredi 14 octobre 2009

D'autres vies que la mienne - Emmanuel Carrère

A quelques mois d'intervalle, Emmanuel Carrère a été témoin de deux événements qui l'ont marqué : la mort d'un enfant pour ses parents, celle d'une jeune femme pour ses enfants et son mari. Quelqu'un lui a alors passé une commande qu'il a acceptée : écrire leur histoire. L'amitié entre un homme et une femme, tous deux rescapés d'un cancer, tous deux boiteux et tous deux juges, qui s'occupaient d'affaires de surendettement au tribunal d'instance de Vienne. Il est question dans ce livre de vie et de mort, de maladie, d'extrême pauvreté, de justice et surtout d'amour...

Ce qu'on en dit...

Dans un livre poignant, écrit avec des mots simples, Emmanuel Carrère reprend son rôle de provocateur littéraire. Cette fois il parcourt les chemins du malheur, de l'Asie à l'Isère, du tsunami au surendettement, et se redécouvre lui-même.

Est-ce la baraka du dilettante ? Le flair du journaliste ? Le génie du romancier ? Toujours est-il qu'Emmanuel Carrère a le don de se trouver là où ça se passe. Il y a quatre ans, en vacances au Sri Lanka, il échappe à la plus grande catastrophe naturelle des dernières décennies, le tsunami. Peu de temps après, il se passionne pour la croisade de deux petits juges de province contre les banques, accusées, à travers leurs organismes de crédit, d'essorer les plus démunis. Le rapport entre ces deux événements ? Lui-même et sa vie minuscule, tournant autour de ses petites misères personnelles. Dans la douleur des autres, il découvre un itinéraire insoupçonnable, une aventure humaine qui le fait sortir du moi.
À l'heure où les ravages de la crise financière commencent à affecter chacun de nous,
D'autres vies que la mienne semble paraître à point nommé. Ajustés façon « copier-coller », les thèmes porteurs de ce livre auraient pu servir de trame à une version papier d'Envoyé Spécial ou de Zone Interdite. Grâce à la force des sentiments, la justesse d'observation et la sobriété stylistique de cette « fiction de soi » marquent une nouvelle étape dans ces récits bruts de décoffrage, en prise direct avec le tissu sociétal, qu'affectionne notre époque. Le lecteur, lui, est emporté comme par une vague et déposé 300 pages plus loin, sonné, ému, changé.
Ce récit ne se prête guère au « pitch ». Le 26 décembre 2004, le narrateur de ce roman vrai, Emmanuel Carrère, en vacances au Sri Lanka avec sa compagne, est témoin de la mort d'une petite fille, Juliette, emportée par le raz de marée. De retour en France, il est confronté à la mort d'une autre Juliette, sa belle-sœur, qu'il connaît mal. Juge de premier échelon dans un tribunal d'instance, elle menait la croisade en faveur des surendettés avec un autre juge, lui aussi éprouvé par la maladie, Étienne Rigal. Occasion de narrer le combat de ces deux magistrats contre l'injustice, l'avidité des institutions financières, mais aussi – le lien est indissociable – contre la maladie. Dans un style vrai,
D'autres vies que la miennedécortique les ravages qu'exercent les banques, à travers leurs filiales et autres organismes de crédit. Sofinco, Cofidis, Finaref passent dans ces pages un très mauvais quart d'heure.
Abjurant le nombrilisme, Carrère s'immerge dans ces existences banales, la routine des gens de Province, les vieux soixante-huitards, la vie Auchan, les MJC et les barbecues entre voisins, les petits bonheurs et leur grande souffrance, la déveine avec un grand D de se voir mourir à 33 ans, l'héroïsme qui donne envie de se battre pour les autres plus encore que pour soi. Au rendez-vous de la misère viennent s'inviter le cancer et l'amputation d'une jambe subie par le juge. Carrère raconte l'amour conjugal et la solitude radicale face à la mort, la précarité de la condition humaine et les mains qui se joignent jusqu'au dernier instant. Comme le tsunami, le cancer dévaste et ravage, mais il construit sur la fatalité une autre communauté humaine, tellement plus solidaire. Trop fin ou trop habile pour faire pleure Margot, Carrère évite l'« écueil du tire larmes », comme il dit, pour viser un ordre de sentiments plus élevé. Avec juste ce qu'il faut de vibration sociale et d'accents de gauche, il construit un discours postmoderne, compatissant, sobre et économe, que ne renierait pas le Syndicat de la magistrature. Du Sri Lanka à l'Isère, la mort et l'injustice, la perte d'un enfant et l'extrême pauvreté, l'inhumanité bancaire et la chimiothérapie slaloment étrangement pour laisser, dans leur sillage, la semence de l'amour. Si elles ne s'emboîtent guère, ces histoires parlent des gens de bonne volonté confrontés à la douleur et à la dureté. L'écrivain qui a découvert la vie des autres comme un nouveau ciel, noie son narcissisme dans cet héroïsme quotidien. Il ressoude ainsi son couple au lieu de saccager sa relation.
C'est que le dandy
destroy a trouvé un intercesseur en Étienne Rigal, personnage très fou et très sage, Robin des bois, juge courage, capable de sortir de son chapeau une directive européenne pour sauver une famille à la rue. C'est cet homme, lui-même terriblement diminué par la maladie, qui donne à Emmanuel Carrère l'impulsion de départ, l'idée même de cette aventure d'écriture. Jusque dans son fonctionnement, ce beau livre empathique, baignant dans une lumière résiliente, doit beaucoup à la beauté salvatrice de ce juge, à sa manière d'avancer par libres associations, de se mettre à l'écoute de l'inconscient.
On peut penser que cette littérature en prise avec le présent, avec les peurs de notre société, ferme autant de portes qu'elle n'en ouvre. Une chose est sûre : noyant son narcissisme dans la vie des autres, Emmanuel Carrère, rescapé, lui aussi, de ses naufrages intérieurs, fait l'éloge des « hommes de bonne volonté », essaie d'en devenir un. Avec ce livre dramatique et serein, la
non-fiction novel à la française a trouvé son maître.


François Dufay, L'Express, 12 mars 2009

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