Un pavé de plus de 500 pages et un véritable bonheur. Un de ces romans qu’on lit à tout âge avec un réel bonheur, un de ceux qu’on ne lâche pas avant d’en avoir savouré chaque ligne et vécut avec les personnages.
L’histoire commence à l’époque où la jeune Charity a cinq ans. Elle est seule, et comme elle le dit elle-même, elle aurait dû être assise en compagnie de ses deux soeurs ainées, mais ses deux soeurs sont mortes.
J’aurais dû être assise entre mes deux sœurs. Mais Prudence, ma soeur aînée, avait renoncé à vivre trois heures après être née. Quant à Mercy, venue au monde deux ans plus tard, elle n’avait pas voulu tenter l’aventure plus d’une semaine.
Toute la narration est dans cet esprit, cet équilibre entre l’émotion, une pointe d’humour noire, cette justesse des choses, des mots qui vous prennent à la gorge. Charity est seule, désespérément seule. Son père ne lui adresse pour ainsi dire jamais la parole, si tant est qu’on puisse considérer que “en effet” soit une manière de parler à quelqu’un. Quant à sa mère, véritable parangon puritain, elle n’a que deux manières de considérer le monde : ce qui est convenable pour une fille et ce qui ne l’est pas. Mis à part les thés de bienfaisance, la messe, la broderie, le chant et le piano, peu de choses trouvent grâce à ses yeux, et surtout pas Shakespeare ou les sorties au Museum.
Charity grandit, en compagnie de ses animaux apprivoisés et de Tabitha, sa bonne venue d’Ecosse qui lui raconte des histoires épouvantables et qui devient folle petit à petit. Vient s’ajouter Mlle Blanche Legros, une gouvernante chargée de lui enseigner le français et qui lui fait découvrir ce qui va changer sa vie : l’aquarelle. Charity fait preuve de talent et commence à peindre ce qu’elle voit autour d’elle. Tandis qu’autour d’elle le monde change progressivement, évolue, que ses cousines font leur entrée dans le monde, puis se marient, rien, à par quelques événements malheureux -que je ne dévoilerai pas ici- , ne vient modifier le cours de sa vie, quand, après trois échecs, et encouragée par ses amis, elle publie à compte d’auteur son premier livre pour enfants, rempli de ses illustrations. Et comme le lui prédisait ses amis, et pour le plus grand désespoir de sa mère, le livre s’avère être un succès…
Le livre tout entier est un enchantement où rien n’est jamais certain, où l’on attend page après page le dénouement de ces tensions que Marie-Aude Murail noue les unes après les autres. L’histoire de Charity est douce-amère, comme la vie, emplie de grandes joies et de grandes tristesses, de doutes, de craintes, de pertes et de retrouvailles. Pas de grande fin tapageuse, seulement un achèvement paisible plutôt qu’heureux au sens où l’entendent habituellement les livres pour la jeunesse, et contre la mode actuelle des fins plus ou moins ouvertes. Le livre se clôt sur ses quelques lignes, au fil desquelles la Charity devenue adulte reparle de la Charity enfant, et de cette rencontre improbable, qui, avec la découverte du dessin, devait modifier pour toujours le cours de son existence.
Peut-être était-il écrit quelque part que je resterais la petite fille aux souris ? Je repense souvent à elle, qui vivait au troisième étage avec Tabitha pour seule compagnie. Je la revois qui traverse la sombre salle à manger, escortée de deux petits fantômes. Et puis je repense à vous, Madame Petitpas, à vous qui avez sauvé cette enfant de la folie, parce que, avec vos yeux comme deux grains de café, vos moustaches effrontées et la chaleur de votre corps, vous étiez tout simplement la vie, la Vie.
Sur fond d’Angleterre victorienne, cette Angleterre qui commence à changer tout doucement, de manière imperceptible mais durable, Miss Charity raconte l’histoire romancée -et arrangée- de Beatrix Potter. On y croise des personnages célèbres tel que Georges Shaw ou Oscar Wilde (qui étaient d’ailleurs tout deux irlandais…) et on voit Charity devenir ce que Shaw s’amuse à nommer “la femme moderne”, s’émanciper peu à peu, gagner sa vie et son indépendance, comme le fera une vingtaine d’années plus tard une certaine Virginia Woolf.
Si la présentation de la narration m’a tout d’abord déconcertée, puisqu’elle se présente comme une pièce de théâtre, ou bien comme les romans de la comtesse de Ségur, pour ceux qui connaissent, je reconnais que ce procédé colle parfaitement à l’histoire. Sans, les dialogues, les traits d’humour, toute la finesse qui émane du texte aurait été beaucoup moins visible, moins sensible, plus lourde et moins captivante. Miss Charity est agréable à lire à dix, quinze, vingt, vingt-cinq ou quarante ans. Les illustrations qui accompagnent le texte ajoutent au plaisir de la lecture, et certaines sont des reproductions quasi-exactes des personnages crées par Beatrix, je pense notamment à la souris de la page 16, qui est une des souris du livre Deux vilaines souris, le passage où elles font pleins de bêtises dans la maison de poupée. Comparez avec les aquarelles originales de Beatrix Potter, vous serez frappé par ces ressemblances ; les lapins sont aussi de très fidèles reproductions de Pierre Lapin, et il y en a sûrement d’autres, mais aucune ne m’a autant frappé que l’illustration déjà citée et pour cause, c’était un de mes livre de chevet quand j’étais une toute petite fille.
Sûrement mon plus beau coup de cœur jeunesse depuis La Voleuse de livres, le premier coup de cœur littéraire de 2009, et la première fois depuis La Croisée des Mondes – Le Miroir d’ambre que je suis émue aux larmes en finissant un livre.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire